Maire de Bordeaux depuis 1995, Alain Juppé bénéficie d'une solide expérience ministérielle, notamment en qualité de Premier Ministre (de 1995 à 1997), ministre du Budget (de 1986 à 1988), ministre de la Défense (2011), mais aussi ministre des Affaires Etrangères (1993 et de 2011 à 2012). A ce jour, les enquêtes d'opinion le placent en tête des candidats à la Primaire de la droite et du centre de novembre prochain. Dans ce contexte, et au constat que les médias traditionnels n'interrogent que très rarement les décideurs politiques sur le sujet pourtant crucial des TPE, le SDI a choisi de porter la voix de nos entreprises, tant dans la course à la Primaire qu'à celle de la Présidentielle afin que chaque candidat puisse se positionner au regard des sujets qui touchent aux préoccupations des responsables de TPE. Alain Juppé a saisi cette opportunité, chacun restant libre d'apprécier la pertinence de ses propositions.
Thème 1 : La reconnaissance des TPE
SDI : Le SDI considère que les TPE (entreprises de moins de 20 salariés) constituent un segment particulier des entreprises pour lesquelles les sources législatives et réglementaires, notamment sociales et fiscales, méritent un traitement particulier, distinct de celui des entreprises de plus grande taille.
Vous paraît-il utile que soient différenciées les politiques publiques en fonction de différents segments d’entreprises ? Une réforme constitutionnelle sur ce point vous semble-t-elle envisageable ? A défaut, quelle autre mesure vous semble pertinente pour qu’il soit tenu compte de la spécificité des TPE ?
M. A. Juppé :
Vous avez raison sur le constat : les TPE, au-delà de leurs différences, affrontent des défis communs qui touchent moins durement les plus grosses entreprises. Si l’on résume ces défis à l’extrême : survivre et croître ; et pour cela : embaucher. La « confrontation » des TPE avec le droit du travail lorsqu’il s’agit d’embaucher puis de gérer des salariés, et la rigidité du cadre administratif et fiscal sont des freins majeurs contre lesquels je veux lutter pour encourager leur croissance et leur développement.
Pourtant, la multiplication des seuils, des régimes et des statuts n’est pas une solution ! Il faut que cela soit simple pour tous. On a trop eu tendance en France à vouloir créer systématiquement un texte en face d’un problème, et cela n’est pas étranger au maquis juridique qui pèse sur notre pays qui est aujourd’hui un des freins à la compétitivité de nos entreprises. C’est pourquoi je ne pense pas qu’il soit pertinent de figer dans la Constitution une différenciation en fonction des segments d’entreprises. élever au rang de règle constitutionnelle un critère statistique qui recouvre en réalité des activités et des situations financières très différentes selon les entreprises serait source de dysfonctionnements et de contestations à mon avis fondées ! Ce n’est pas le bon moyen d’affronter les défis communs que j’ai évoqués au départ.
Mes propositions visent donc à créer un environnement favorable qui puisse permettre aux TPE de se développer et aussi et surtout d’embaucher. La réduction du chômage sera un des objectifs prioritaires de mon quinquennat et je pense que les petites entreprises ont un rôle décisif à y jouer ! Pour faciliter leurs conditions d’action, au-delà de la suppression des 35 heures, je proposerai à la fois d’agir sur les charges, en abaissant les cotisations sociales des indépendants pour un montant de 2 milliards d’euros, et d’agir sur le cadre de travail lui-même. Je pense ainsi qu’il est nécessaire aux petites entreprises de disposer d’un CDI qui offre plus de visibilité sur ses conditions d’évolution et de rupture, ou encore de prévoir plus de souplesse sur le travail en soirée ou le dimanche.
Thème 2 : Le RSI
SDI : Depuis la mise en place de l’ISU (Interlocuteur Social Unique) en 2008, les TNS (Travailleurs Non Salariés) ont subi, et subissent encore, les graves dysfonctionnements du RSI. Deux rapports rendus en fin d’année 2015, l’un des députés Bulteau et Verdier, et l’autre du CESE, ont constaté que l’ISU souffrait d’un problème structurel, lié à une organisation bicéphale (partage de compétences RSI/URSSAF) ainsi qu’à l’incompatibilité des systèmes informatiques de ces dernières institutions.
Dans quelle mesure est-il envisageable d’assurer une protection sociale fluide et fiable aux travailleurs non salariés par une suppression de cette cogestion ?
M. A. Juppé :
Le régime social des indépendants avait pour ambition d’apporter une simplification aux travailleurs non salariés, en regroupant trois régimes en un seul, et en rapprochant les organismes chargés de la collecte des cotisations. En pratique, cela a été un cauchemar du fait de systèmes d’information désastreux, de procédures mal conçues d’une qualité de service parfois inadmissible, s’agissant en particulier de la réponse téléphonique. Le matraquage des indépendants par des charges supplémentaires décidées par le gouvernement socialiste a ajouté aux graves difficultés que nombre d'entre eux connaissaient déjà.
Dans la lignée des rapports rédigés récemment, la modernisation du fonctionnement du RSI, de son système d’information et de sa gouvernance, sera une priorité dès le début du quinquennat pour que cessent les erreurs de gestion et pour qu’il y ait une vraie fluidité pour les assurés poly-affiliés ou bien qui changent de statuts (indépendants/salariés).
La modernisation du RSI devra aussi permettre de simplifier l’assiette des cotisations et d’expérimenter l’auto-liquidation en autorisant les affiliés à calculer eux-mêmes les cotisations dues au régime. Il conviendra également de développer davantage tous les services modernes de gestion à distance pour les indépendants, en particulier le télépaiement.
Thème 3 : Le droit du travail
SDI : A l’occasion de son enquête de décembre 2015, le SDI a démontré que 87% des TPE considèrent la complexité du droit du travail comme un frein à l’embauche, lorsque 93% souhaiteraient disposer d’un code du travail drastiquement simplifié dans leurs relations avec leurs salarié(e)s.
La réforme du droit du travail telle que portée actuellement par le gouvernement vous semble-t-elle répondre à l’impératif de simplification souhaité par les TPE ? A défaut, quelles propositions formulez-vous pour répondre à ces attentes ?
M. A. Juppé :
Le projet de loi du gouvernement est très insuffisant de façon générale, et plus spécifiquement en matière de simplification : il ne comporte rien sur le compte pénibilité, rien sur les seuils sociaux, rien véritablement sur les 35 heures qui sont simplement contournées par un système d'heures supplémentaires. On se demande d'ailleurs pourquoi il a fallu recourir à l'article 49-3 de la Constitution pour un texte où il n'y a plus grand chose.
Surtout, le projet de loi ne concerne pas vraiment les TPE et les PME qui sont pourtant en première ligne pour la création d'emplois. Vous avez raison de rappeler une réalité simple et que beaucoup de politiques conduites depuis trente ans ont oublié : ce sont les entreprises, et en particulier les TPE et les PME, qui créent des emplois, pas l’intervention publique ou l’administration.
Pour résorber le chômage, il faut commencer par créer les conditions pour que les entreprises investissent, soient compétitives et donc embauchent. Là est le véritable enjeu !
Oui, il faut simplifier le droit du travail. Et pour cela, il faut poser un principe général : le code du travail doit devenir un socle d’ordre public qui relève de la loi, alors que les autres dispositions relèvent, en revanche, du dialogue social, la loi n’intervenant qu’en l’absence d’accord. La mise en œuvre de cet objectif prendra plusieurs années.
Nous ne pouvons pas attendre si longtemps. C’est pourquoi, en vue de débloquer la situation à très court terme et de renouer avec un climat de confiance, je préconise la mise en œuvre immédiate de ce que j'appelle des déclics de confiance : CDI sécurisé, suppression de la durée légale des 35 heures pour la porter à 39 heures et liberté laissée à chaque entreprise de fixer la durée du travail dont elle a besoin par la négociation, allègements de charges…
Je préconise par ailleurs de plafonner les indemnités prud’homales, d’instaurer un dispositif « zéro charge » patronale au niveau du SMIC ainsi que d’annuler la réforme du compte pénibilité et de rouvrir ce chantier avec les partenaires sociaux.
Thème 4 : Le financement des TPE
SDI : Les rapports et missions concernant le financement des TPE (Rapport Rameix en 2012 ; Rapport Prost en 2014, Mission Grandguillaume en 2015) auxquels le SDI a systématiquement participé, relèvent tous la fragilité des trésoreries de ce segment d’entreprises, souvent en butte à des pratiques bancaires de restriction d’accès aux petits crédits de trésorerie au bénéfice de découverts en compte courant accompagnés de frais et agios importants.
Seriez-vous favorable à une loi visant au plafonnement des frais bancaires sur les comptes professionnels des TPE ? A défaut, quelle solution de financement des petits crédits de trésorerie pourrait être envisagée ? Le financement participatif vous semble-t-il une solution alternative crédible ? BPIFrance pourrait-elle jouer un rôle plus actif auprès des TPE ?
M. A. Juppé :
Je tiens tout d'abord à signaler que l’on ne part pas de la même situation qu’il y a quelques années : le taux d’accord de crédits de trésorerie a fortement augmenté, y compris pour les TPE et atteint maintenant près de 60 %. Je pense que l’action de Bpifrance sur les financements de court terme n’y est pas pour rien, et je continuerai à appuyer une politique volontariste dans ce domaine.
Je pense aussi que Bpifrance doit jouer un rôle plus actif auprès des PME… avec les régions ! On commence à voir naître des initiatives de cofinancement de Bpifrance et des régions dirigées vers les TPE. C’est un bon équilibre car cela permet des solutions adaptées au tissu local et financées au niveau adéquat avec 50 % par exemple de soutien de l’état dans le financement.
Les prêts ne sont pas le seul besoin des PME, elles ont aussi besoin de renforcer leurs fonds propres. La suppression de l’ISF que je propose aura un rôle majeur dans ce domaine en stabilisant le capital en France. Par ailleurs je propose d'appuyer l'action des investisseurs en transportant sur l'impôt sur le revenu l'incitation à investir dans les PME qui existe aujourd'hui au titre de lSF.
Enfin, je crois beaucoup à l’essor du financement participatif et de toutes les « fintechs » : les nouveaux services de financement offerts au plus grand nombre vont permettre de mettre en concurrence les banques sur leurs services même les plus élémentaires comme le découvert ou la tenue de compte, et devraient apporter une modération de la tarification, par le libre jeu de la concurrence, bien plus efficace que ce que l’on pourrait attendre du législateur.
Thème 5 : La concurrence de l'économie collaborative
SDI : L’économie collaborative (location de logements à la nuitée ; location de véhicules avec chauffeur ; mise à disposition d’un savoir ou d’un bien contre faible rémunération) de particuliers à particuliers en dehors de toute charges sociales et fiscales tient une place qui va croissant dans les modes de consommation. La microentreprise pour sa part représente pour l’heure 2% du CA de l’ensemble des entreprises de moins de 10 salariés. Cette dernière est soumise à charges sociales et fiscales, mais pas à la TVA. Au cumul, ces activités fragilisent la pérennité des très petites entreprises classiques en captant une partie de leurs marchés dans des conditions de concurrence faussée.
Quelle est votre vision des conditions d’une coexistence entre cette économie, considérée comme devant inéluctablement se développer, et celles d’entreprises classiques ? Faut-il harmoniser leurs conditions fiscales et sociales d’exercice ? Faut-il redéfinir les conditions d’accès à certains métiers, via notamment l’abandon d’une exigence de qualification ?
M. A. Juppé :
La situation que vous décrivez recoupe plusieurs réalités :
– d’un côté l’ « uberisation » de l’économie, multiforme, qui conduit à remettre en cause grâce au numérique des schémas historiques d’activité ;
– de l’autre la micro entreprise proprement dite. Elle recouvre des situations très différentes, de la recherche d’un complément de revenus pour un salarié à la startup en incubation, en passant par ce que l’on pourrait appeler « l’entrepreneuriat de dernier recours », de ceux qui ne trouvent plus d’emploi et font preuve d’ingéniosité.
Et puis il y a la micro entreprise « abusive », qui peut s’apparenter à du salariat déguisé lorsque l’essentiel du chiffre d’affaires est réalisé avec un seul client.
Sur le premier point, il s’agit en priorité d’accompagner les mutations et les innovations, qui interviennent très rapidement, selon le « rythme biologique » du numérique qui n’est pas toujours celui de certains secteurs économiques. Nous devons veiller à ce que l’attrait de ces nouveaux modes de communication ne soit pas lié uniquement au fait que les régimes fiscaux sont différents et que le droit du travail ne s’applique pas de la même manière, notamment pour ce qui est des revenus issus de ces activités, mais l’état ne doit pas être un frein à l’innovation dans les modes de consommation.
Concernant les micro-entreprises, j’estime qu’il faut élargir l’éligibilité au régime, afin d’inciter la croissance de ces structures et leur permettre de planifier des premières embauches, ce que les seuils actuels, trop bas, rendent difficile dans la pratique. Il va de soi que de telles évolutions devront s’accompagner d’adaptations en faveur des entreprises « classiques » de taille équivalente pour éviter les distorsions de concurrence, et de l’instauration de garde fous pour se prémunir des pratiques de travail dissimulé. Mes propositions concernant la réduction des cotisations sociales pour les indépendants, et de baisse progressive de l’impôt sur les sociétés vont dans le sens d’une plus grande convergence entre les différents régimes.
Thème 6 : La formation des jeunes
SDI: Chaque année, plus de 100.000 jeunes sortent du système scolaire sans diplôme ni formation. Dans le même temps, l’apprentissage à faible niveau de qualification chute parmi les petites entreprises, lorsque celui à haut niveau de qualification est en forte augmentation parmi les grandes entreprises.
Quelles sont vos préconisations pour relancer l’apprentissage dans les TPE ? Envisagez-vous une réforme des CFA, décriés par une majorité de TPE en raison de l’inadéquation des formations dispensées avec la réalité des métiers ? Entendez-vous proposer d’impliquer le monde entrepreneurial comme acteur déterminant dans la définition des enseignements ?
M. A. Juppé :
Permettre un véritable essor de l’apprentissage est indispensable à l’heure où 150 000 de nos jeunes sortent chaque année du système scolaire sans aucune qualification et où le taux de chômage des jeunes n’a jamais été aussi élevé. Je veux un système de formation qui rapproche véritablement de l’emploi. C’est pourquoi je souhaite que l’apprentissage soit activement développé.
Cela signifie, en premier lieu, d’en finir avec la dévalorisation de l’apprentissage en levant les blocages culturels. Le système d’orientation doit être amélioré. Ainsi, je souhaite notamment que, dans les collèges, dès la classe de cinquième, des entreprises interviennent pour présenter les métiers qu’elles proposent et mieux informer les jeunes sur les débouchés de chaque formation.
L’apprentissage est un dispositif aujourd’hui trop rigide et centralisé qui répond mal aux besoins des entreprises. Je l’ai constaté une nouvelle fois lors d'un récent déplacement à Rennes, la priorité pour les entreprises, et en particulier les TPE, est d’alléger les règles qui encadrent l’apprentissage et les contraintes administratives trop lourdes. Les freins à l’embauche d’un apprenti doivent être levés. Je propose donc de simplifier le contrat d’apprentissage et de supprimer les règles qui contraignent inutilement l’emploi d’apprentis.
J’engagerai également une modernisation de l’offre de formation pour mieux répondre aux besoins des entreprises. Les lycées professionnels seront rapprochés des centres de formation des apprentis. L’ensemble de la formation professionnelle et de l’apprentissage seront confiés aux régions, en concertation avec les branches professionnelles, afin d’évaluer au mieux les besoins du terrain. Il s’agit d’un point clef pour garantir la meilleure insertion professionnelle possible des apprentis.
Enfin, je corrigerai la réforme de la taxe d’apprentissage pour que les sommes collectées soient pleinement affectées à l’apprentissage.