Parution dans l’Atlantico : « Cette inégalité française dont personne ne se soucie »
- Eurostat a montré qu’un français sur 10 travaillait plus de 49h. Et ce sont essentiellement des cadres et des indépendants. Dans quelle mesure cela décrit-il une réalité des indépendants ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : Quand on intègre la micro-entreprise, il y a environ 3 millions d’indépendants en France. Sur ce panel de population, on compte environ 2 100 000 entreprises ou entrepreneurs qui ont moins de 10 salariés. Cela englobe les commerçants, les artisans, les micro-entrepreneurs ainsi que les dirigeants de TPE avec 5 ou 10 salariés. Le taux de travail hebdomadaire, quantifié par les URSSAF en 2019, reste sensiblement le même pour l’exercice 2022, soit 48 heures hebdomadaires. Lorsque vous rapportez cela à un revenu horaire, on constate qu’il est très éloigné du SMIC d’un employé, qui, pour sa part, connaît une augmentation régulière. Nous ne critiquons pas le fait que le salaire minimum doit augmenter, mais il convient de souligner que ce salaire est également payé par les entreprises et les entrepreneurs, y compris les nôtres. De nombreux adhérents de notre syndicats estiment généralement que leur réalité n’est que peu, voire pas du tout, prise en compte. Ce sentiment est d’ailleurs renforcé par les discussions à venir sur le partage de la valeur, car nous souhaitons naturellement impliquer nos entreprises dans ces discussions et nous attendons du gouvernement qu’il prenne en compte que la valeur de l’entreprise n’est même pas partagée avec le chef d’entreprise à l’heure actuelle.
Il existe donc un ressenti négatif à cet égard, qui témoigne en quelque sorte d’une méconnaissance assez chronique de la situation des travailleurs indépendants, des commerçants et des artisans, que ce soit en termes de revenu, d’économie générale ou même de protection sociale.
- Selon l’INSEE, un indépendant sur 10 vit sous le seuil de pauvreté. Comment l’expliquer ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : Si l’on se réfère aux seules statistiques disponibles sur le revenu, des chiffres basés sur les données de 2019 de l’URSSAF provenant des enquêtes sur les revenus réalisées par les DSM, il s’avère que le revenu moyen de ces travailleurs indépendants oscille entre 800 et 1500€ (c’est vrai en fait pour une très grande majorité d’entre eux, plus de 60%). Nous avons récemment refait la même enquête, posant la même question dans notre dernier baromètre, auprès d’un panel d’environ un millier d’entreprises a un revenu moyen à près de 70% pendant la période de COVID-19, entre 2021 et 2022.
Ce qu’il est intéressant de se demander, c’est comment ils font pour tenir. Il faut savoir que bon nombre de ces entrepreneurs sont mariés, ce qui implique un deuxième revenu qui contribue à leur stabilité financière. Cependant, compte tenu de la situation économique actuelle avec la guerre en Ukraine, la hausse des prix des matières premières, l’inflation, la crise énergétique et les récents mouvements sociaux, nous sommes arrivés au bout du rouleau. Un nombre considérable d’entrepreneurs ont choisi volontairement de cesser leur activité. Rien qu’en 2022, on a enregistré plus de 119 000 cessations d’activité volontaires, chiffres provenant des greffes des tribunaux de commerce. Ils ont arrêté car gagner 800€ par mois en travaillant 48 heures par semaine n’était tout simplement plus viable, même s’ils avaient la vocation pour cela.
- Quelle est la réalité de la protection sociale d’un indépendant ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : En ce qui concerne la protection sociale et la couverture maladie, cela dépend du statut que vous choisissez au sein de votre entreprise. En tant que chef d’entreprise, vous pouvez être salarié de votre propre entreprise et bénéficier du régime général, ce qui vous offre une couverture similaire à celle d’un salarié, mais avec des cotisations sociales plus élevées par rapport à un régime comme le SSI (Sécurité sociale des indépendants), qui est désormais regroupé au sein des URSSAF. En moyenne, le taux de cotisation pour les travailleurs indépendants est d’environ 46% de l’ensemble de leurs revenus, tandis que pour ceux qui choisissent d’être salariés de leur entreprise, il passe à 63%. Cela signifie qu’un grand nombre de chefs d’entreprise ont opté pour un statut de salarié dans leur propre entreprise, car ils estimaient que leur protection sociale en tant qu’indépendant était quasi inexistante. Ils préfèrent ainsi payer des cotisations beaucoup plus élevées pour bénéficier d’une meilleure protection sociale. Il convient de noter que cela ne comprend pas les allocations chômage, car les salariés de leur propre entreprise ne bénéficient pas de ces prestations, à moins de cotiser davantage, jusqu’à 70% des cotisations. C’est un aspect qui n’est pas très pris en compte actuellement.
- Qu’en est-il sur les retraites ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : Dans un parcours complet, nous avons constaté avec étonnement que de nombreux adhérents, y compris des dirigeants qui soutiennent fortement les mouvements sociaux des salariés contre le report de l’âge légal de départ à la retraite. En effet, cela les impacte doublement, car ils devront non seulement travailler deux ans de plus, mais le feront dans des conditions que j’ai mentionnées précédemment, c’est-à-dire en travaillant 48 heures par semaine. Lorsque vous exercez des métiers tels que couvreur ou menuisier, qui sont physiquement exigeants, même si vous avez commencé jeune, l’idée de travailler deux ans de plus devient difficilement envisageable. La question se pose alors de changer de métier, car on parle également de transition et de formation, mais lorsque vous avez passé près de 30 à 40 ans exclusivement dédiés à votre entreprise et à votre métier, il est très difficile de se reconvertir à partir de 58 ou 60 ans, en particulier dans l’artisanat. Cela crée un énorme stress. Certes, des ajustements ont été prévus par le gouvernement, par exemple, si vous avez commencé à travailler avant l’âge de 18 ans, vous avez la possibilité de bénéficier d’une bonification en termes de trimestres de cotisation, mais pour une grande majorité d’entre eux, ils se retrouvent au même niveau que les salariés, mais dans des conditions de travail bien plus pénibles, avec des risques différents de ceux pris par un salarié. Il y a donc une sorte d’injustice doublement ressentie, et cela se fait de plus en plus ressentir, remontant régulièrement depuis que nous avons commencé à travailler, discuter et nous mobiliser sur cette question de la retraite.
- D’autant que les indépendants travaillent déjà dans les faits bien au-delà de 62 ou 64 ans…
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : Le raisonnement que vous évoquez peut également s’appliquer aux salariés. En effet, l’âge légal de départ à la retraite est fixé à 63,5 ans environ et il est prévu qu’il atteigne environ 64 ans car il faut prendre en compte les 42 à 43 années de cotisation nécessaires pour bénéficier d’une retraite à taux plein, sans décote. La question de l’âge légal en lui-même est un non-sujet, mais il a été abordé, et c’est prendre la question par le mauvais bout. Si l’on raisonne en termes d’âge légal, ce que les travailleurs indépendants perçoivent, à juste titre, c’est qu’ils devront travailler deux ans de plus, sans se poser la question de savoir s’ils auront la totalité de leurs annuités ni à quel taux leur retraite sera leur décote. Ils se disent simplement qu’ils doivent travailler deux ans de plus, quel que soit le nombre d’annuités qu’ils auront accumulées.
- Combien gagne un indépendant à la retraite ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : En ce qui concerne les revenus de retraite des indépendants, en régime obligatoire, ils se situent en moyenne entre 800 et 1000€, environ. À une époque récente, lorsque l’économie n’était pas encore en difficulté dans nos secteurs d’activité, il était possible d’obtenir un complément de revenu grâce à la vente de son entreprise ou de son fonds de commerce. Cela constituait un élément calculé dans la gestion des entreprises, et de nombreux entrepreneurs en tiraient des revenus complémentaires intéressants. Certains entrepreneurs prévoyants avaient également des régimes de retraite complémentaires. Toutefois, aujourd’hui, lorsque l’on observe les taux de cessation ou de fermeture d’entreprise, ainsi que le faible niveau de reprise d’entreprises, notamment dans les centres-villes, il est évident que ces opportunités sont devenues rares. La reprise d’un commerce aujourd’hui est difficile à réaliser. Il reste encore des cas d’entreprises qui réussissent à se créer, mais pour les entrepreneurs qui se trouvent dans des régions où le marché est saturé ou en déclin, ils ont énormément de difficultés à vendre leur entreprise, et souvent, ils n’y parviennent pas, ce qui les oblige à envisager une cessation volontaire d’activité ou une radiation. Dans ce cas, ils se retrouvent sans revenus complémentaires. Cela signifie qu’ils sont obligés de trouver d’autres formes de travail, que ce soit des emplois salariés, des petits boulots ou autre, afin de pouvoir bénéficier de revenus supplémentaires. Il nous est déjà arrivé de recevoir des témoignages d’entrepreneurs qui, à 65 ans, ont dû cesser leur activité faute de repreneurs et se sont retrouvés contraints de continuer à travailler.
- A quel point la situation des indépendants est-elle aujourd’hui souvent moins avantageuse que celle d’un salarié ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : Si l’on compare, il y a une différence de prise de risque, mais en fin de compte, cela ne s’analyse pas de cette manière. Je pense qu’aujourd’hui, en tant que chef d’entreprise, ce qui est le plus pénalisant, c’est le manque de reconnaissance et le déni des problématiques auxquelles font face nos entrepreneurs, notamment les petits entrepreneurs. Le discours du gouvernement insiste constamment sur le fait que l’économie se porte bien, que tout va très bien, et on ne mentionne même pas les nombreuses procédures collectives ou les 180 000 radiations volontaires d’entreprises dont plus de 99% concernent des entreprises de moins de 10 salariés. Et plus de 39 000 liquidations judiciaires sur les 42 000 enregistrées en 2022 concernent aussi les entreprises de moins de 10 salariés. On adopte une vision macroéconomique qui néglige les micro-entreprises et les catégories socio-professionnelles auxquelles elles appartiennent. Ce qui pèche aujourd’hui, ce n’est pas le fait d’être comparé aux salariés, puisque les entrepreneurs ont choisi d’être entrepreneurs, de travailler dur et de développer leur entreprise pour gagner de l’argent. En gagnant de l’argent, ils créent de l’emploi et génèrent de la richesse, notamment dans des zones géographiques parfois en difficulté, comme les zones rurales. Ce qui pèse réellement, c’est que le discours dominant est uniquement focalisé sur le salariat et ne tient pas compte de ces 3 millions d’entrepreneurs qui emploient 4 millions de salariés et qui représentent une richesse à laquelle on accorde peu d’importance.
Par exemple, lorsque l’on évoque les conditions de travail dans une entreprise du bâtiment avec deux salariés, on parle des conditions de travail des salariés, de leur médecine du travail, de leur protection sociale et de la prévention des risques. Mais est-ce que l’on parle de la protection du chef d’entreprise de cette entreprise de trois salariés qui travaille également sur les chantiers ? On ne parle pas non plus de la répartition de sa valeur ajoutée, notamment lorsqu’il ne se paie pas pour payer ses salariés ou rembourser son Prêt Garanti par l’État (PGE). Ce manque de reconnaissance crée un fossé entre un discours qui favorise les salariés, ce que je peux comprendre en soi, car si nous rémunérons bien nos salariés, cela signifie que notre entreprise fonctionne bien. Mais il faut aussi se soucier du sort des entrepreneurs, car sans eux, notamment les petits entrepreneurs, il n’y aurait pas de salariés.
- Comment expliquer que personne ne se soucie du sort des indépendants ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : C’est simplement parce qu’ils ne sont pas enclins à se mobiliser, à bloquer ou à faire du bruit autour de leurs problématiques, car leur principale préoccupation est de développer leur chiffre d’affaires et leur activité. Nous manquons de solidarité entre nous, bien que cela ait commencé à changer de manière significative depuis un an, depuis la crise du COVID-19.
- Avez-vous le sentiment que les choses évoluent ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : Notre travail au SDI consiste précisément à essayer de faire évoluer cette situation à travers les enquêtes que nous menons et les réunions de travail que nous organisons avec les parlementaires et le gouvernement. Il y a eu des avancées positives, notamment lors de notre collaboration avec Alain Griset l’année dernière sur la mise en place du projet de loi devenu la loi pour les indépendants. Cette loi a apporté des améliorations en termes de protection sociale, notamment en permettant aux travailleurs indépendants de bénéficier d’une couverture sociale plus importante face aux accidents du travail plus étendue, l’amélioration de l’allocation travailleur indépendant (l’équivalent de l’allocation chômage pour les salariés). Il y a eu une prise de conscience, mais dans le cadre de la crise que connaissent aujourd’hui les TPE et les indépendants, nous sommes encore très loin du compte, d’un point de vue économique et fiscal mais aussi sur le simple plan de la reconnaissance.
- Au-delà de la reconnaissance, que faudrait-il aux indépendants ?
Marc Sanchez, Secrétaire Général du SDI : Pour les indépendants, la question ne concerne pas les chèques ou l’assistanat, mais plutôt la relance de nos chiffres d’affaires ou du moins la possibilité pour ceux qui rencontrent des difficultés actuellement, en raison des nombreuses crises que nous traversons, de tenir suffisamment longtemps pour rebondir. Cela se produira lorsque l’inflation atteindra des niveaux plus acceptables, que la consommation augmentera, et ainsi de suite. Aujourd’hui, la reconstitution de trésorerie est le problème majeur dans nos entreprises, notamment la possibilité de maintenir un revenu décent en tenant compte du nombre d’heures de travail effectuées par les chefs d’entreprise.
Lors de nos enquêtes, cet aspect ressort en premier plan. Une des principales demandes concerne la possibilité d’étaler sur deux années supplémentaires le remboursement des prêts garantis par l’État (PGE), ce qui est prévu légalement. En gros, pour l’entrepreneur, le remboursement mensuel du PGE varie entre 800 et 1 200 €, tandis qu’ils gagnent entre 1 500 et 2 000 € par mois.
Un deuxième aspect concerne les cotisations sociales et les remboursements, notamment ceux de l’URSSAF, qui ont repris depuis janvier après les moratoires mis en place pendant la période du COVID-19.
Ensuite, nous avons aussi des préoccupations concernant le coût des loyers, en particulier pour les commerçants, qui ont augmenté avec le plafonnement de l’indice du coût de la location (ICL). Il y a une proposition de loi en cours jusqu’en 2024 pour plafonner davantage cet indice. Nous souhaitons également que la taxe foncière soit supportée par les propriétaires plutôt que par les locataires commerçants, ce qui est le cas actuellement.
En somme, nous avons toute une série de propositions qui n’ont pas d’impact sur le budget de l’État, mais qui permettraient de reconstituer la trésorerie de nos entrepreneurs pendant la reprise économique.